Un monde pour demain

Je suis en moi bloqué
dans ma peau rivé
mes préjugés
mes regrets
mes remords
mes morts
mes planques
mes manques
la haine de moi
la défiance de l’autre
dédale noir
de ma mémoire
j’étouffe

Inventer une fiction
une belle évasion
une clef
une ouverture
une déchirure
une espérance
une semblance
un dessin sur la toile
une poussière d’étoile
échapper au quotidien
à l’oppression du rien
aux perspectives closes
à la douce névrose
qui s’engorge d’effroi

Les limites me strangulent
et crèvent la pendule
une silhouette me surveille
j’hurle dans mon sommeil
masque aveugle qui m’épingle
de sa défiance,
de son silence :
elle aussi prisonnière
des attentes de naguère
faits comme des rats
figés dans leur pissat
piégés dans l’en dedans
du tout venant

Je piétine dans ma tête
graffitée de poète
me déchire et enrage
mon crâne se grillage
de mots en otages
bâillonnant mes lèvres
confisquant mes rêves
démence
violence fulgurance
J’écarte les barreaux
je dégage « ciao »
je bondis, je cours libre
libre comme l’air
comme la fille
la révolte me vrille
la rue me délivre
ma liberté s’enivre
et refuse de se taire
fracasse mon cœur
englué de larmes et de peur
mon ventre se boule
la nuit s’écoule
mon ombre me fuit
je la rattrape, la saisit
la plaque contre moi
et cette fois

je suis un homme debout
qui marche, jusqu’où ?

Avance, rêve,
invente le réel
danse la vie
imagine l’amour
sculpte l’instant
chante l’impossible
renouvelle toi
prend la nuance
la tendance
la tangente

Je me hisse au-delà
j’aspire à autre chose
à la promesse éclose
à l’infini du monde
quand l’espoir vagabonde
pour régaler l’envie
de beauté et d’oubli
J’ai détruit les obstacles
j’ai bravé les oracles
de la cité de misère
j’ai largué les prières
j’ai arraché mes cris
j’ai marché et écrit
marché et aimé
marché et pleuré

J’ai troqué le mal pour le bien
Je vivrai mille destins
celui de l’homme libérant
l’animal supplicié
celui du tyran abdiquant
pour la fraternité
celui que j’étais autrefois
dans l’innocence de la joie
avant les victimes violées
avant les atroces charniers
Comment ignorer, dans l’autre, soi ?
Immonde déchirure
Il faut abattre les murs
qui cloisonnent la terre
morcellent les pays frères
renverser l’injustice
extirper l’ignorance

Rassembler le vivant
Guérir le présent
repenser l’univers
créer un destin légendaire
au-delà de la colère
Imaginer un futur
comme une ouverture

un envol, un ailleurs
des ailes inaltérables
des mots incontestables
des mots à la juste fragrance
des mots échappés de l’errance
des mots recyclés par l’enfance
des mots tendres sous la dent
des mots doux et lents
des mots pour tisser
un horizon sans fin
des mots fantasques enfin
qui balancent cadencent
évoquent invoquent
poussière noire
pour mieux voir
et rejoindre la marge
rouge

saisir la parole
renverser les rôles
contrefaire la danse
forcer la chance
relever le défi
de la vie
agir avec la force de l’espoir
concocter des grands soirs

Tout réinventer
du hasard à l’éternité
Je suis l’autre et tous
un moi fragile à protéger,
à libérer, à pardonner
construire un monde habitable
la parole animale
intégrer la révolte des choses
qui suavement nous causent,
la plainte des plantes
qui meurent de mort lente
la fatigue des hommes
bref, en somme,
faire un monde pour demain
humain

C. Brogniart – © Arbouge Ed.

Peinture R. Chartrain