Un clown

En attendant que la fête commence, je déambulai entre les stands d’un grand parc public situé en banlieue parisienne. La sono de la scène centrale avait été réglée, ainsi que la balance. De petits chapiteaux fignolaient leur installation ou leur spectacle. J’apprécie ces moments où il ne reste qu’à attendre entre fébrilité et ennui et plus encore ceux qui suivent mélancoliques, tatoués des traces dérisoires de ce qui a eu lieu : chaises déplacées, programmes froissés, cannettes vides – une forme d’absence où flottent émotion, fatigue et soulagement.

En passant devant un petit chapiteau, un clown assis sur une chaise me fit signe d’approcher. J’avançai, il me désigna un siège face à lui. Des étoffes brillantes et douces dans un camaïeu bleu constituaient son costume aux formes amples. Il portait de grandes chaussures orange. Son maquillage se déclinait en nuances de violet : bouche rieuse, yeux cernés de paillettes, une boule sur le nez. À l’abri des sourcils arqués et des cils en étoile, il m’observait. Portait-il une perruque ?

D’un doigt léger, il a parcouru mon visage : « Belle ! » Une fleur jaune en papier a surgi dans ma main. Gênée, j’ai souri et me suis hâtée vers la scène principale où chantait Léo Ferré.

Le lendemain ou le surlendemain, un homme m’attendait devant mon lieu de travail, une fleur jaune en papier à la main. L’homme assez petit, cheveux blonds, visage plein, vêtu d’un pantalon de velours beige, d’une chemise épaisse dans des tons bruns, peut-être des bretelles brodées…

– Maître Bada, accepteriez-vous de déjeuner avec moi ?

– Je…, je n’ai pas beaucoup de temps.

Dans le bistro d’en face, il me parla de son métier de clown. Nous nous sommes revus deux, trois fois chez lui.

Pendant les vacances qui suivirent, il m’envoya une œuvre composée de petites formes multicolores peintes sur papier. L’ensemble très délicat peut suggérer un étang environné de buissons et de fleurs. C’est un beau travail, non signé. Une lettre l’accompagnait. L’ai-je gardée ? J’entasse des tonnes de documents dans le plus grand désordre. De temps à autre, je lance une expédition dans ce fatras. Très vite, je me sens écrasée par la quantité et par ce qu’il contient : souvenirs, morceaux de temps, de vie, d’oubli.

Cet homme s’attacha à moi sans raison. Je n’étais pas disponible, mais suffisamment éprouvée pour des rencontres fugitives.

Des années plus tard, lors d’une signature de livres, une femme vint vers moi.

– Je suis la femme de Bada, il a vu votre nom dans le journal, il ne peut pas venir, mais il voudrait l’un de vos livres dédicacé.

– Ah ! Lequel ?

– Je ne sais pas, choisissez.

J’hésitai et optai pour le premier La Faille correspondant à la période où nous nous étions croisés. C’est un roman sur la solitude, l’amour impossible. Je ne me souviens pas de ce que j’ai écrit sous les yeux de la femme au sourire doux et triste.

 

Des années passèrent. Dans la même région, la femme me repéra lors d’un Salon qui se déroulait sur une place entourée d’arcades.

– Je vous ai déjà rencontrée, je suis la femme de Bada.

– Oui, oui, bien sûr.

– Il est mort.

– Mais… Il était jeune !

– Votre âge sans doute. Une maladie l’a handicapé pendant huit ans.

La femme au sourire doux et triste poursuivit :

– J’ai vécu vingt-huit ans avec lui. Il m’a donné un fils.

– Comment s’appelle-t-il ?

– Je vous avais pris un livre…

– Oui, oui, je crois que c’était celui-ci.

– Possible, il était du genre à lire un livre et à l’abandonner dans un train ou dans un café. Je vais vous en prendre un autre, pour moi cette fois. Elle a choisi mon essai sur Léo Ferré.

– Voulez-vous une dédicace ?

Ce passé qui resurgit régulièrement me perturbe. J’ai joué un rôle dans la vie de cet homme, de cette femme, peut-être de leur fils… Tout à coup, la silhouette d’un jeune homme venu à l’une de mes conférences sur Léo Ferré se profila. C’était dans une autre ville, mais dans la même région. Un Quatorze Juillet, il faisait chaud. Dans le public, je remarquai un jeune homme aux cheveux blonds portant un costume noir et des chaussures noires. Pendant cette conférence, j’avais diffusé, entre autres, la chanson : « À mon enterrement », chanson belle, simple, pathétique dont le dernier vers me bouleverse : « Dans la dernière métaphore de l’offense »

Après la conférence, le jeune homme m’aborda. Il vivait avec sa mère qui adorait Léo Ferré. Lui aimait particulièrement la chanson « À mon enterrement ». Il ajouta qu’il avait dix-huit ans et qu’il exerçait le métier de croque-mort.

« Et je ferai l’amour avec le croque-mort

Avec sa tête d’ange et ses dix-huit automnes »

Deux vers de ce même poème. C’était assez incroyable, mais je l’ai cru. Or maintenant, je m’interroge, ce garçon pouvait-il être ce fils ? S’agissait-il d’une mystification… Ou bien d’un signe…

Lors de cette conférence, j’ai lu un texte de Léo : « Dans une vie d’homme, combien de printemps, combien de Quatorze Juillet ? » Il est mort un Quatorze Juillet, d’où le choix de cette date pour ma prestation. Quelques heures après, ce quatorze juillet 2016, un sanglant attentat endeuilla Nice.