Il était une fois une toile abstraite

Je la contemple, j’écarquille les yeux, je docile mon regard. Elle ne me raconte nulle histoire et toute ressemblance avec un objet, un être, une atmosphère serait purement fortuite.

Je pénètre dans Son univers de formes qui s’habillent d’informel, dans un monde de couleurs qui oublient leurs noms dans leurs oppositions, leurs dépendances, leurs vibrations, leurs vibrances, couleurs intenses qui se détachent peu à peu de leur essence pour n’être que rapport entre celle-ci et celle-là et cette autre avec des nuances multiples, des interférences infinies, des rencontres qui les bousculent, les unissent, les opposent ou les fondent.

Là tout est mouvement. J’intègre  ces rythmes, je parcours les lignes, les pleins, les aplats, les coulures, les couleurs, le grenu, le gratté, le crabouilli, le gribouillis, l’opaque, le glauque, le transparent, le translucide. Vertige. Je tombe dans un petit carré noir.

Je glisse à droite et reviens sur mes œillades. Je pirouette dans un angle, le haut m’aspire :  lumineux, décanté. Je m’échappe, je caresse les mouvements esquissés, me réfugie dans une zone sombre qui possède son propre tempo, je m’y berce un moment.

Je regarde, j’écarte, je pénètre, je prends, j’investis tous les lieux, tous les sens, j’attrape le tournis. Je me repose dans un rouge. J’isole les couleurs grâce aux formes que je nomme approximativement : carré, rectangle haut, rectangle allongé, triangles… Les triangles sont effilés jusqu’à n’être plus que bandes et fentes. Là une tache de couleur torchée, barrée, rayée, coiffe un socle de matière dense, vivante.

Le souffle me lâche comme les mots, il faut ralentir, rassembler, apprivoiser le désordre, arrêter les battements de la toile grâce au petit carré noir : un repère, un refuge. En contrepoint, un cercle incomplet de la même taille que le carré, à la même hauteur, je vais de l’un à l’autre en chevauchant une ligne noire qui les relie. Je rebondis et repars dans le tout.

Il était une fois des couleurs, des formes, des rythmes, une musique, un voyage : un tableau.

Texte écrit à partir d’une œuvre de Roseline Chartrain
Composition 94 – 24
Huile sur toile 100 x 81 cm