Chats tricolores

Naguère les animaux, comme les hommes, avaient leurs fêtes, à dates fixes. Fêtes durant lesquelles ils se rassemblaient pour se mieux connaître, se réjouir, festoyer, danser. Les dissensions et querelles étaient, pour un temps, mises de côté. Ainsi les hommes, ainsi les bêtes.

Dans la Combe à proximité, les animaux se réunissaient à côté d’une source formant un ru. Les moutons mollement étendus sur l’herbe goûtaient la solitude, les renards et les loups devisaient appuyés contre les arbres, inventant des fables, les oiseaux de nuit et de jour organisaient des chorales en matinée et en soirées, les chevreuils chahutaient en compagnie des sangliers (leurs traces sont bien visibles), les chiens câlinaient les lapins, même les chiens errants renonçaient à leur cruauté habituelle. Les chats sauvages ronronnaient en compagnie des gouttières, européens et autres abyssins.

À l’époque dont je vous parle, les ours, les lions, les rennes, les mammouths et les aurochs avaient déjà disparu. On évoquait leur mémoire.

Quelle émotion de contempler côte à côte toutes ces espèces, également magnifiques, attestant  la variété et la beauté du monde.

Hélas, près de ce lieu existait un méchant homme. Son visage joufflu comme celui des anges dissimulait un cœur noir, une âme aigre.

Envieux, mesquin, borné, toujours il cherchait à nuire à tout un chacun et aux choses. Il battait la campagne, basculait des pierres patiemment assemblées pour faciliter un travail, lâchait son bétail pour détruire les murets des chemins, écraser les fleurs des jardins, rogner l’écorce des arbres. Il déplaçait une clôture mitoyenne pour accaparer un mètre alors qu’il possédait plus de terre qu’il ne pouvait en entretenir. Il barrait les chemins pour que les voyageurs se rompent le coup. Bref, un nuisible qui avait dressé son troupeau au mal par des pratiques que la morale réprouve et qu’au demeurant les pauvrets n’appréciaient guère, à en juger par les cris qu’ils poussaient.

Ce triste individu décida de chasser les animaux, le jour de la Fête parce qu’ils étaient chez lui ! Depuis toujours, la faune s’était  rassemblée là. Lui, par contre, venait d’ailleurs, répétant à l’envie qu’il n’aimait ni ce pays ni ses habitants.

Il les harcela, insulta, menaça et l’harmonie cessa. Les loups lorgnaient méchamment les agneaux, les renards s’approchaient sournoisement des oiseaux, les chiens mordaient les chats. Tout dégénéra en bagarres et hurlements.

Au cœur de cette tourmente, un renard poursuivit un agneau, un loup poursuivit le renard. Ils finirent par se rejoindre dans un tourbillon de poussière, de poils et de sang.

À la nuit, la lune blafarde découvrit l’affreux carnage.

Ceux qui le pouvaient partaient traînant la patte, léchant leurs blessures, se promettant de ne jamais plus revenir.

Au centre du cercle que l’agneau, le renard et le loup avaient labouré, se nichait une petite pelote de poils blancs, roux et noirs, très douce. Un rayon de lune la caressa délicatement.

La lune, complexée par rapport au soleil -source de vie, de lumière, de chaleur- exerce, à chaque occasion, ses pouvoirs : lors de la coupe des arbres, des cheveux, aux moments des plantations, des marées, dans le corps des femmes. Ce rayon, à peine tiède, parvint, à force de douceur, à donner vie à la petite boule de poils. Ce fut une sorte de chat arlequin  ou plutôt une chatte afin qu’elle soit infiniment tendre et point querelleuse.

Ainsi les chattes tricolores apparurent dans ce pays puis se répandirent vers tous les lieux où la paix n’existait pas.

Hélas, désormais, leur présence est attestée aux quatre coins du monde.

 

Aléas – p 168