Une rencontre
Notre rencontre fut pathétique. Je revois le large escalier gris, le carrelage fait de petits morceaux grisâtres à l’image du jour et du froid qui baignait le canal strié de passerelles métalliques. Je sanglotais, tout en te serrant dans mes bras. Tu ne correspondais en rien à mon attente, en rien à la demande transmise par lettre. Tu étais terne, rêche, des yeux tout rond, tout marron, alors que j’attendais, pleine d’émotion, une fille aux yeux verts. Quel con ce père Noël !
J’avais cinq ans, j’étais inconsolable. J’ignorais alors que tu serais le grand amour de ma vie.
Je t’ai appelé Michka. À l’école, nous avions lu l’histoire d’un ours ainsi dénommé. Tu n’étais pas très grand, pas petit non plus, disons à ma taille d’alors. Ton poil jaune recouvrait une peau orange tendue sur du crin et du métal. Deux oreilles rondes à l’intérieur marron assorti aux extrémités de tes pattes et à tes yeux, nez et bouche noirs.
Ton expression était grave et triste. Indéniablement. Découlait-elle de l’accueil que je t’avais réservé ? Tu n’offrais pas la douceur des peluches actuelles, leur légèreté vaporeuse, leurs couleurs pastels.
Un jour, je t’ai remisé sur une bibliothèque -en bonne compagnie- un chien roux te prit dans sa gueule et de secoua en tous sens, il t’arracha et dévora une oreille. Je frémis d’horreur à l’idée de ce que tu aurais pu devenir entre les dents de ce molosse, enfin de ce caniche ridiculement frisé. J’ai réalisé une greffe à partir d’un morceau de veste en fourrure, elle même constituée de chutes en camaïeu de brun, beige, ocre. Elle a pris, elle n’est pas parfaite mais très douce.
Aujourd’hui, je constate avec émotion et mansuétude que tu as vieilli. Vieillir est une aventure périlleuse… Ton poil s’est raréfié et, bizarrement, les iris de tes yeux virent au bleu clair. Le soleil a dû décolorer le verre mais pourquoi cette nuance ? Il est vrai que les yeux des vieilles personnes sont comme entourés d’un halo bleuâtre indépendamment de leur couleur initiale.
Je note aussi que ton expression de tristesse se teinte d’agressivité. M’en veux-tu encore pour l’accueil traumatisant ou pour ma négligence lorsque je t’ai laissé à la merci de ce chien débile ? Troublée par cette mimique, j’examine tout à tour tes profils, le gauche est enfantin, le droit plus décidé. J’embrasse ta truffe avec dévotion, tes yeux. Je te serre fort contre moi. Ton corps est dur malgré les innombrables câlins baveux que je t’ai administrés après cette première et fatidique confrontation. Dans l’espoir de te voir sourire, je procède à un lifting à base de produits détachants et dépoussiérants pour te faire bonne mine. Je t’asperge de parfum et de mots d’amour, « des mots de rien, de tous les jours ».
D’où venais-tu ? Sur internet, j’ai recherché tes origines. Ton physique suggère que tu es né en Angleterre. Serais-tu moins malheureux si je t’avais prénommé Michaël ? Michka fait russe mais c’est aussi le diminutif de Michaël… En ce temps là, les jouets ne portaient pas d’étiquette cependant les marques existaient. Mon baigneur était un Colin. Ma poupée, celle que j’attendais ce jour là et qui arriva quelques années plus tard était une belle rousse aux yeux verts audacieux dans un visage sensuel : une Bella. Les Barbie étaient nées, mais je ne me suis jamais sentie concernée par ce type de poupée : une projection de la femme en devenir, mijaurée, coquette, dépensière qui en ferait baver à ce pauvre Kim. Certes, je sais que poupons et poupées ont pour fonction de préparer les filles à la maternité. Les nounours ont apporté un peu de parité puisque les garçons poouvaient en recevoir.
Le genre… Dès cette époque, j’avais déconcerté le Père Noël en commandant un train électrique. (Mon frère me manipulait-il ?) Je reçus un train mécanique. J’avais aussi réclamé une panoplie d’indien et revêtais avec cérémonie la coiffe de plumes vertes, rouges, jaunes, accrochant fièrement le menaçant tomahawk et tétant avec dévotion le calumet de la paix pour équilibrer l’avenir incertain des vaincus : j’avais compris que j’en ferais partie.
Pour en revenir à ma famille de celluloïd, je les alignais par taille : le baigneur, l’ours, Bella, deux autres me semble-t-il dont je ne me souviens guère et un ourson brun. Je leur faisais l’école ou répercutais sur eux les avanies subies : injustices, humiliations, sévices… Le Colin possédait une garde robes, je l’habillais et le déshabillais. Michka, Toi, je t’embrassais et te respirais, Bella, je crois que j’en étais amoureuse : elle était si belle…
À l’adolescence, mes parents m’ont contrainte à abandonner ma progéniture à mes nièces. Déchirement, douleur, honte… Je n’ai pu sauver que Toi et nous avons encore un bout de route à faire.
3 Comments
arbouge août 25, 2017 - 15:56
Merci pour vos réactions. Cependant, je pense que seuls les amis peuvent éprouver du plaisir à lire un ouvrage qui n’impliquerait que des éléments personnels, voire intimes. A moins, à la rigueur, qu’il s’agisse d’une personne célébrissime. Si bien qu’il me semble que l’écrivain doit recourir à des personnages et jouer de son imagination afin que chaque lecteur puisse, s’il le souhaite, s’identifier…
arbouge août 25, 2017 - 15:48
Je me suis laissé emporter par ton idylle avec Michka. Y aura-t-il un livre où tu ne parlerais que de toi en abandon et confiance ? Sans les ruptures de tons qui sont dans la plupart de tes ouvrages ? J’aimerais… Andy
Monique juillet 31, 2017 - 18:06
Tendre et émouvant, j’aime beaucoup cette rencontre.
Monique