Critique et criticature

Commentaires après la lecture de « Léo Ferré, droit de réponse !» de Frantz Vaillant (Ed. du Petit Véhicule).

Frantz Vaillant -journaliste & réalisateur de films- a conçu un ouvrage à partir de critiques journalistiques, d’extraits d’émissions de radio et de télévision concernant Léo Ferré, afin de lui redonner la parole via textes et entretiens.

Un travail impressionnant, nécessaire et affligeant pour bon nombre de journalistes… « Des  tonnes de crachats sur la Criticature » ne sont pas de trop ![1]

Est-ce parce que la chanson est considérée comme un art mineur que tant d’incompétence et d’insuffisance règnent dans ce domaine ? On peut supposer et, parfois constater, que les critiques de livres, de films, de pièces de théâtre se basent sur les œuvres ou du moins sur une partie, en matière de chanson, il en va tout autrement. Le plus souvent, seul le chanteur-en tant qu’individu- fait l’objet de la critique et non pas ses textes, ses musiques, sa voix, sa gestuelle, disons même à partir de présupposés qui, par définition, ne sont pas vérifiés et s’amplifient au fil des ans.

Quelques uns s’efforcent de rendre compte des spectacles. Mais il faut reconnaître que, contrairement à l’affirmation : « La critique est facile, l’art est difficile. », la vraie critique n’est pas aisée. Comment appréhender deux, trois heures de spectacle qui incluent : textes, musiques, interprétation, scénographie – concert enchainant des morceaux pouvant être fort divers ?

Du reste, la démarche critique est-elle adaptée aux arts ? Dégager la grandeur d’une œuvre tout en faisant la part de ses scories est un exercice d’équilibre délicat. Le critique qui liste les éléments positifs et fait quelques réserves va-t-il exciter la curiosité du public ou le détourner ? Et que penser de deux critiques totalement opposées pour une même œuvre, écrites dans le même temps ? La tendance du journal ou de la revue éclaire, éventuellement, cette opposition mais pas toujours et pas forcément en fonction de l’idéologie.

Certes, une œuvre aussi conséquente que celle de Léo Ferré contient des faiblesses, des béquilles, des tics… Ainsi les « parlons-en » « aussi », les nombreuses interpellations « t’as compris ?», la déclinaison des pronoms, le recours à l’anagramme pour solliciter l’association d’idées et, à une période, une tendance à l’écholalie (peut-être pour des raisons musicales). Mais l’œuvre est magistrale, authentique, gorgée de fulgurances, d’images poétiques bouleversantes, de trouvailles inouïes qui réchauffent le cœur et titillent l’esprit.

Lorsque Léo Ferré était sur scène ou lors d’une émission de télévision, il m’arrivait de regretter un geste ou une réflexion, souriant ou m’agaçant selon le cas : j’aurais voulu que ce soit parfait pour convertir tous les réticents, les hostiles, ceux qui pratiquent le quant à soi… Inquiète, tendue, je relevais les défauts quand il aurait fallu recevoir sereinement l’ensemble. L’homme est toujours plus petit que son œuvre mais, plus grand « aussi » ! Sujet que Léo Ferré a plusieurs fois traité en évoquant Ravel ou lui-même.

Lisant en public l’un de ses textes, il m’arrive de modifier un mot pour mieux l’avoir en bouche ou afin que le propos soit mieux compris. Ce n’est ni censure, ni trahison, c’est du recul, l’auteur ne bénéficie pas toujours de cette distance ou seulement plus tard, parfois trop tard. Léo Ferré a créé dans une solitude quasi absolue, c’est souvent le sort des créateurs.

À un moment, je me suis éloignée de lui pour des raisons personnelles mais aussi, finalement, par fidélité à l’artiste et je suis revenue des décennies plus tard par amitié et « fraternité ». Le fait d’avoir consacré ma vie à l’écriture me rapproche de l’en-dedans de son langage. Parfois, je me sens, moi aussi, dictée. Et je crois, sans y croire tout à fait, qu’il se glisse dans ma tête, ceci dit avec humilité et  humour. Peut-être que seuls les artistes peuvent investir pleinement l’œuvre d’un autre créateur, ceux qui manient la plume ou l’archet ou le pinceau ou le focus ou la caméra. Ajoutons, pour repeupler la solitude, ceux qui ont une âme d’artiste : une sensibilité périlleuse, une intelligence affutée, une curiosité non émoussée et assez de connaissances pour affiner la perception.

Léo Ferré m’a aidée à vivre, c’est le cas pour beaucoup d’autres, sans forcément l’avoir voulu : « Je ne suis pas l’évangile, je ne joue pas au Christ. » dit-il dans un entretien  en italien. Les propos de Léo Ferré sur la mort rapportés dans l’Épilogue de l’ouvrage cité doivent pouvoir aider à accepter l’inéluctable : « la dernière métaphore de l’offense. »[2]

Certains journalistes qui l’ont interrogé me sont inconnus, d’autres sont notoirement médiocres, quoique largement plébiscités par l’abrutissement ambiant. Comme en témoigne le livre, des journalistes se sont permis, au prorata de leur bêtise abjecte, des démarches et des paroles incongrues ou ignobles. Quelques uns ont fait amende honorable, oublions donc leurs railleries venimeuses antérieures, mais les autres… -prétentieux nauséabonds, vendus ignominieux, nullités épanouies telle Cette Viva enfin à sa place dans le creux du sonnet des deux « maudits »- qui s’en souviendra ?

Léo Ferré était lucide et souvent sévère à son égard « Sans être un saint ni un salaud/ Je ne vaux le moindre cierge »[3] cependant il savait la portée de son œuvre, la force de ses mots, la puissance de sa musique servies par une interprétation juste et généreuse qui offrait le partage.

«  Malheur à ceux qui moquent l’Art, seul ferment devenu possible de vos résurrections. »[4]

[1] À toi

[2] À mon enterrement

[3] Ils ont voté

[4] Le style