Les Maisons – Texte
Les Maisons ont une âme que je perçois chaque fois que j’en franchis le seuil. Plusieurs m’habitent, si je puis me permettre cette inversion…
J’identifie d’abord leur odeur : chacune a la sienne. Puis, je recense les jeux de lumières, contre-jours, zones d’ombres qui marquent chaque pièce. J’enregistre leur respiration : craquements, grignotements menus, déplacements furtifs, silences profonds. Chaque espace entoure mon corps à sa manière.
Dans la maison de mes grands-parents, je percevais d’abord l’odeur de suie que les badigeons de mon père n’avaient pu masquer. Ma grand-mère cuisinait dans la cheminée, la soupe mijotait dans une grosse marmite de fonte noire accrochée à la crémaillère.
Je caressais des yeux la grosse poutre sur laquelle une pièce de fer forgé était rivée. Cette maison, ancienne tour de garde de Cahors, datait de 1530. Mon grand-père l’avait achetée étage par étage en produisant des fruits et des légumes que ma grand-mère vendait sur la place de la cathédrale. J’étais très attachée à cette maison. Elle a été vendue.
Celle que je filme pour illustrer cette nouvelle m’a été prêtée. Il m’arrive d’y écrire, elle m’inspire. Elle ne date que de 1709.
Je m’attache aux lieux, ils m’écartèlent. Je m’en sens responsable. Faute de s’en occuper, la solitude s’infiltre. N’ayant pas le temps de me poser, je fais défaut à chacune…
Que deviendra ma propre maison après ma mort ? Si j’avais des enfants, ils en hériteraient. Peut-être se hâteraient-ils de la vendre ou de la faire raser… Il est parfois préférable de ne pas avoir de descendance. À qui reviendra-t-elle ? Je la léguerais volontiers à des personnes susceptibles d’en apprécier le charme. Existent-ils ?
Évidemment, il ne faudrait pas s’attacher aux lieux ni aux objets ni aux êtres ni à la vie ni même à soi…
Les maisons anciennes tissent des liens avec le passé, avec ceux qui les ont construites, habitées, marquées, imprégnées.
Tous sont présents, fantômes tranquilles qui ne secouent ni chaîne ni drap, mais pantouflent tranquillement au coin du feu ou des livres en me tenant compagnie.
Est-ce qu’après ma mort, je pourrai m’installer parmi eux, sans être trop dérangée par les nouveaux occupants ?
Extrait de Ricochets – Recueil de nouvelles – Colette Brogniart