Pas de vague
« J’ai été pris en otage à 10 h 09. Je distribuais un document lorsqu’une étudiante m’interpela : «Arrêtez, ce n’est pas le moment ! »
Interloqué, je m’immobilise. De fait, nous avons encore une minute avant la reprise, mais le sujet est long à traiter, il n’y a pas de temps à perdre. Je reprends la distribution.
Mise en fureur, elle enchaîne : « Si je vous vois dans la rue, je vous calcule même pas. Est-ce que vous chiez le matin ? On dirait pas, mais nous on va vous faire chier !» Son visage est fin, son corps gracieux, elle est vêtue avec recherche : pendants d’oreille bleus assortis aux chaussures.
Je recule prudemment vers mon bureau quand la Grande Redouble fonce sur moi en brandissant le contrôle que j’ai rendu :
– C’est quoi ce 2 ?
– Je vous l’ai indiqué, c’est lié à un manque de logique qui…
Elle me jette la feuille au visage et part en vociférant :
– Vous notez à la tête du client !
– De quels clients parlez-vous ? Réfléchissez, l’an passé ne vous ai-je pas soutenue ?
– Ça n’a rien à voir, vous mélangez tout !
Dieuleveu se réveille. Elle se mouche longuement, bruyamment, éternue, renonce pour cette fois à tomber en catalepsie et lance son premier « Si Dieu le veut. » Pressentant ma mise à mort prochaine, elle rameute d’autres harpies. La salle dégouline de hargne et de haine.
Faisant comme si de rien n’était, je range quelques dossiers et reprends le devoir qui a échoué sur le bureau afin d’ajouter à côté de la note contestée : «Lorsque je vous ai mis un 16 à l’oral, était-ce à la tête du client ?» Me déplaçant le long du mur, je dépose délicatement la feuille sur la table de la contestataire et regagne ma barricade.
Quelques individus ont renversé le contenu de ma sacoche et s’emparent de mon carnet d’adresses et de mes clefs. C’est alors que je constate que Grande Redouble est à mes côtés. Elle me domine d’une bonne tête. Je suppose que consciente de son injustice et de la gravité de son accusation, elle veut s’excuser :
– Qu’est-ce que ça veut dire ? Vous ne croyez pas que vous allez vous en tirer comme ça ?
Je le crois de moins en moins. À la première algarade, j’aurais dû partir bien que le règlement l’interdise puisque tout professeur est responsable de sa classe, de la salle, du matériel et qu’il est dépositaire des valeurs de la République, de la laïcité et chargé de l’insertion, de l’intégration, de l’éducation et, accessoirement, d’une formation à transmettre par le biais de données cognitives mesurées sous formes de compétences, capacités, savoir-faire, savoir-être, savoir-faire-faire…, le tout en fonction de référentiels concoctés par de doctes personnes : Inspecteurs, Entrepreneurs (pour l’enseignement technique), Professeurs émérites, le tout validé par un Ministre. La bonne marche de l’établissement étant confiée, sous le contrôle d’un Recteur, à un Proviseur, un Proviseur Adjoint, un Inspecteur Général, des Inspecteurs Pédagogiques, une équipe d’enseignants, un cahier de textes et j’en oublie, qu’on veuille bien me pardonner.
Les derniers entrés me barrent la porte en ricanant. La Grande Redouble soutenue par quelques hystériques poursuit un discours qui semble appris :
– Il faut vous remettre en question !
– Tout éducateur s’interroge toujours sur la meilleure façon de procéder pour être le plus efficace possible, c’est ce que l’on appelle la pédagogie et la didactique.
Son mépris colossal se répand aussi visqueux que le chewing-gum que j’aperçois entre ses amygdales.
Un proverbe africain me revient en mémoire : «Il faut tout un village pour élever un enfant». À défaut, j’argumente. Bien que n’écoutant pas, elle a réponse à tout avec une mauvaise foi totale et une férocité affûtée. Les autres, goguenardes, comptent les points, éructant crachats et insultes. J’abandonne.
– Allez au diable !
– Vous aussi !
– Volontiers, il doit être plus fréquentable que vous !
Le groupe des ricaneuses s’avance menaçant :
– On ne va pas laisser passer ça !
Il y a là, Pitbull et Herpès. Je suis encerclé. Elles me ficèlent avec les cordons des ordinateurs. À ce moment, une collègue ouvre la porte, elle dépose un gros sac de bonbons : « Elles sont tellement mignonnes. » susurre-t-elle. Je m’efforce d’attirer son attention sur les liens de mes mains et de mes pieds. J’ai déjà eu l’occasion, lors du conseil de classe, d’exprimer mes réserves quant à leur gentillesse, rappelant les propos injurieux de Nullette. « Certes, leur vocabulaire n’est pas parfait mais leur syntaxe s’améliore. » J’ai précisé que le problème n’était pas tant leur lexique que l’attitude de refus, de rejet, de mépris, une violence de chaque instant en particulier dans le non-dit, dans le paralangage. Encore que… les deux leaders se vantent d’avoir « cramé » un professeur l’an passé. Ma collègue, la tête légèrement inclinée, avait conclu suavement : « La douceur est le seul remède. » Aujourd’hui, elle referme la porte avec beaucoup de discrétion tout en murmurant : «Bonne continuation.»
Les éducables se saisissent de la disquette « Nota Bene » – programme pour enregistrer les notes et me l’enfonce dans la bouche afin de me réduire au silence, puis elles me collent leurs chewing-gums sur les paupières et dans les oreilles. La sonnerie retentit. Elles partent en toute hâte vers leurs voitures. Des palpitations martèlent ma poitrine.
– Attendez-moi les filles, j’vais pisser, lance celle qui vient de l’école privée.
– Dépêche ! Réplique l’école publique.
– Hé dis, c’est quoi c’te meuf qui ferme pas la porte des chiottes ?
L’une après l’autre, elles quittent la salle sur des cothurnes qui martèlent le sol ou en poussant le basket soigneusement délacé, tout en tortillant leur ombilic percé et tatoué.
Je réussis à limer mes liens avec le verre du rétroprojecteur que j’ai pu renverser, j’enlève la disquette de mes joues qui demeurent distendues et gagne le parking en boitillant : le ligotage ayant meurtri mes chevilles et les avanies disloqué mon moral.
Les quatre pneus de mon véhicule sont crevés, la carrosserie balafrée : pour cette fois, je m’en tire bien.
J’ai fait un rapport qui n’eut aucun effet. »
N.B. Tous les dialogues rapportés sont rigoureusement exacts.
Extrait de « Ricochets » (2008)
5 Comments
colette.RENAUD novembre 10, 2018 - 11:20
On sent que c’est du vécu, transcendé par le fantasque. J-L N
arbouge novembre 07, 2018 - 15:09
Quel texte ! On en reste baba. Mais c’est d’une réalité inquiétante… Claude B.
arbouge novembre 06, 2018 - 14:11
Je me souvenais de ce texte et du contexte… Il est si violent que je me demande si un journaliste aurait le courage de le publier ? En tous cas, merci. H. G.
arbouge novembre 06, 2018 - 14:09
Une publicité pour l’E. N ? Merci pour ton écriture qui me laisse toujours aussi admirative. BravO ma Dame. Valentina
arbouge novembre 05, 2018 - 17:36
Cauchemardesque ! J-B