Musique Maestros !

Assister à l’enregistrement d’un album est étonnant, plus encore lorsqu’il s’intitule L’Espoir et que Léo Ferré dirige un orchestre. C’était en janvier 1974, à Paris au studio Hoche. Léo Ferré m’avait invitée à cette séance ainsi qu’aux concerts qu’il donnerait à l’Opéra-Comique afin de prolonger l’étude universitaire que j’avais réalisée sur son œuvre.

Dans la cabine trônait l’impressionnante console de mixage qu’un ingénieur du son, quel beau titre, manipulait du bout des doigts. Tout autour dans la pénombre, quelques personnes discutaient à voix basse. Sur la banquette traînaient des feuilles agrafées, Alma matrix. Je lus le début : « La femme vient de la mer. C’est salé, c’est poivré, c’est doux, c’est huilé, c’est noisette… » Je feuilletai les pages ornées des dessins érotiques de Serge Arnoux. Sur la couverture figurait l’adresse manuscrite de Léo Ferré, en Toscane. Je n’osais la noter. Timidement, j’ai demandé l’assentiment de la personne assise à côté des feuillets : elle haussa les épaules.

Derrière la vitre, quelques lumières éclairaient encore les lutrins vides. Léo rassemblait des documents, un homme arriva. Surpris, Léo s’exclama. Peu après, ils se penchèrent sur une partition. Je contemplais leurs deux visages éclairés par une lumière dorée : magnifiques, impressionnants, présentant une surprenante ressemblance peut-être due à leur passion pour la musique. L’homme sortit un violon de son étui et improvisa sur la chanson Les Étrangers dont le mixage était en cours. Le directeur artistique ou l’ingénieur du son eut l’excellente idée d’ouvrir une piste pour capter les notes. Et c’est ainsi que le violon d’Ivry Gitlis rejoignit la voix de Léo et l’orchestre.

Je ne connaissais pas ce musicien qui vient de disparaître (24 décembre 2020), mais je devais le revoir plusieurs fois, toujours souriant, souvent fantasque. À Vence, où il venait de jouer dans le cadre du Festival, Léo donnerait son concert en soirée (31 juillet 1974). Nous étions installés à une terrasse de café. Ivry raconta avec beaucoup de verve un moment très émouvant. Léo lui demanda : « Alors, tu as pleuré ? — Il fallait bien », répondit Ivry en riant. Complicité, amour de la musique larmes et rires compris.

D’autres échanges émus et subtils lors du grand échiquier de Jacques Chancel en 1975, toujours autour de cette chanson qui évoque un drame, mais aussi l’amitié, nous donnant rendez-vous en l’an 10 000.

À Paris, lors d’un concert de Léo Ferré, Ivry Gitlis se glissa subrepticement sur la scène derrière Léo qui commençait à la chanter. Alors il joua comme en écho avec la musique diffusée dans la salle : sursaut, sourires, accolades. Plus tard, le violon à la main, Ivry repartit vers sa péniche amarrée en bord de Seine : « Fais bien attention », dit Léo. Plusieurs musiciens confirment que monter dans la péniche, surtout avec des instruments volumineux, causait quelques frayeurs.

Il aurait fallu les photographier ou les filmer, si spontanés, si chaleureux. Heureusement, certains l’ont fait. Pour ma part, je ne puis que transmettre ces souvenirs, en hommage.

 

© Photo Marie-Pierre Vincent – Vence 1973