Un gardien

J’appartiens à une nouvelle génération d’épouvantail. Il ne s’agit plus d’effrayer les malheureux oiseaux confrontés aux panneaux vitrés, aux pales des éoliennes, aux lignes à haute tension, aux pesticides et aux raminagrobis, leurs ennemis de toujours.

Moi, je soutiens le mur, comme les jeunes des cités, mais un mur dans un village, la façade d’une maison de 1720 (la Régence), face à une maison moyenâgeuse. C’est l’endroit le plus ancien, le plus étroit, le plus beau du village peint du reste par Katia Weyher (tableau accroché à la mairie).

Mon rôle consiste à écarter les véhicules gigantesques qui passent sans respecter les limitations de vitesse, ni les habitants, ni les animaux, ni les maisons. Voilà six fois que celle de mon auteur préféré est détériorée, d’abord la descente de gouttière, puis la gouttière, puis le toit. C’est ainsi, il faut bien que passent ces nouveaux conquérants : ça passe ou ça casse. Ça casse !

Que peut-on faire ? Mais raser les maisons pardi ! Et viendront des engins encore plus grands, plus dangereux, plus nocifs, plus puants : le progrès. Récemment, un camion transportant un liquide inflammable était en mauvaise posture ; un jour, peut-être, tout le village sautera : un fait divers  pour le journal régional.

Avant moi, une jardinière de fleurs en ciment fut pulvérisée, puis une bûche représentant une Colombine, cette fois c’est mon tour. Je sais que j’y perdrai la vie : en huit jours un camion m’a retourné à demi, a soulevé une plaque en béton. Sans compter ceux qui ne s’intéressent qu’à eux-mêmes et ne se soucient en rien des autres, voire même prennent un malin plaisir à détruire et à nuire : des néo-barbares qui dressent le doigt en guise de bonjour.

Je me vois déjà éventré, en morceaux sur la chaussée, la paille à l’air, rejoignant les trois chiens morts sous leurs roues.

Que les victimes s’excusent et se débrouillent.