À minuit

Chaque soir, je ferme le portail du cimetière : des chiens risqueraient d’y pénétrer. En fer noir, il grince amicalement lorsque j’actionne son lourd loquet rouillé. De taille modeste, un seul regard suffit à l’embrasser en son entier : un lieu reposant veillé par deux grands cyprès et la haute croix blanche d’un jubilé.

Situé en contrebas du mur du jardin du presbytère, une belle bâtisse dont l’escalier de pierre en hélice et sa fenêtre à meneaux accréditent l’idée d’un ancien château. L’édifice donne sur le côté de l’église qui domine la route de la combe.

À l’aube, dans le village encore endormi, je retrouve toujours la porte béante.

Pour découvrir le négligent ou  mauvais plaisant qui me nargue, après avoir une nouvelle fois tiré le battant et appuyé à fond sur la clenche, je regagne mon domicile, dîne et attends la tombée de la nuit.

Je garnis mon sac à dos d’un duvet léger, d’une lampe de poche, d’un livre, d’une gourde de thé et d’un assortiment de fruits secs, puis j’emprunte le chemin creux qui mène au cimetière en contournant le village.

J’entrebâille le portail pour m’y couler et le rabats soigneusement derrière moi. La petite chapelle choisie au préalable se dresse à sept mètres environ sur la gauche de l’entrée. Une construction sobre munie d’une grille décorée dans sa partie supérieure de vitraux de couleurs, deux verres à hauteur d’homme manquent, ce qui facilitera la surveillance. Au bas de la porte, une rosace permet de guetter l’accès en s’asseyant sur les marches conduisant à l’autel.

Enveloppée dans le duvet, je m’installe le plus commodément possible : le livre dans une main, la lampe dans l’autre. Le bruit m’avertira de toute intrusion. Une odeur de craie, de moisi et de fleurs fanées m’environne. Peu à peu, mon corps s’engourdit, mes paupières s’alourdissent. Renoncer me traverse l’esprit, mais minuit approche : je patiente. Lorsque les aiguilles de ma montre atteignent la verticale, je m’étonne du silence des cloches de l’église qui d’habitude sonnent heures et angélus, mais je perçois le gémissement du portail qui s’écarte subrepticement.

Tendue, j’observe et ne vois rien ! Ni un chien ni le vent ne pourraient l’actionner… Je me déplie en grimaçant, pousse lentement la porte et m’approche à pas de loup du muret peu élevé à cet endroit. Je me hisse tant bien que mal afin d’examiner les environs. L’ombre des deux gros marronniers agrippent le sol : nulle présence nul mouvement.

Inutile d’attendre davantage. Je retourne dans l’abri récupérer mon matériel. La gourde en métal tombe et rebondit sur les marches en déclenchant un écho souterrain à réveiller les morts. Mon humour ne me fait pas même sourire, d’autant que mon livre a disparu. En vain, je balaie l’espace du faisceau de ma lampe. Je le retrouverai demain. Je plaque soigneusement le battant et retourne dans ma demeure.

Au matin, le portail oscille légèrement sous le souffle du vent d’autan et mon bouquin demeure introuvable.

Je décide d’opter pour une nuit de pleine lune plus favorable à tous égards. Ce soir-là, je vérifie le contenu du sac à dos, renouvelle la boisson, les friandises et choisis un nouveau roman. Je me repose avant de rejoindre mon poste vers 23 h 30.

À minuit, sur le qui-vive, j’affûte mon regard. Le portail exhale un soupir et centimètre par centimètre s’écarte. Un rayon de lune s’y faufile, rien de plus. Aussitôt, je regrette de ne pas m’être postée contre l’enceinte ou en-dehors. Je me précipite vers le mur, m’y suspends et scrute l’extérieur : les arbres, le presbytère et plus loin le recoin des déchets.

Faut-il prolonger ma faction ? Mes provisions et le livre me tiendront compagnie, d’autant que l’énervement a chassé le sommeil. Je regagne mon repaire, m’assois, bois et grignote pour m’encourager. Je tire le duvet sur moi, cherche à tâtons le livre et la lampe. À son tour, elle m’échappe en provoquant un bruit disproportionné. Je palpe les marches et la découvre coincée dans une fente qui communique avec le sous-sol où se trouvent les défunts. Par où les introduit-on ? Je frissonne tout en fouillant l’espace : plus trace de livre ! L’interstice étroit ne peut l’avoir escamoté. Je secoue le duvet, vide le sac à dos, m’agite. Sans avoir de quoi lire, je renonce.

Le lendemain, regrettant l’absence d’un comparse pour surveiller simultanément le dedans et le dehors, je choisis l’extérieur. Comment s’y dissimuler ? La circonférence des arbres le permettrait, mais l’ennemi peut surgir de la route ou à l’opposé par le chemin qui longe l’ancienne école. Grimper dans les frondaisons ?

Une innocente promenade me démontre que les premières branches sont très élevées et les troncs lisses. Se cacher dans le coin des rebuts ? La poubelle rouillée déborde de vasques en plastique fendues et de fleurs artificielles. Arrosoirs, balai, croix en bois rongée d’humidité montent la garde tout autour. Une plaque funéraire ébréchée maintient ouvert le portillon  « Nous ne t’oublierons jamais. » : un espace plus désolant que celui des sépultures.

Le mur du presbytère domine, mais j’ignore à quel niveau se situe le jardin du curé. Par contre, je sais qu’aucun prêtre ne vit en ce lieu : la commune le loue. De ce côté, la porte pleine masque la propriété.

En contrebas de la sente bordant le cimetière et l’ancienne école des filles, de petits enclos exhibent leurs rangées de légumes. Certains dépendent des habitations donnant sur la rue principale. Ceux en friche permettent de s’y dissimuler. La perspective de m’accroupir dans le noir en ce coin terreux, humide et broussailleux m’effraie. Néanmoins, je repère l’emplacement le moins hostile.

Dans la soirée, j’enfile une ancienne combinaison de ski plus ou moins étanche, un k-way, des bottes en caoutchouc et des gants de jardin. Je bourre mes poches d’une lampe, d’un sécateur et d’un chiffon avant de rejoindre mon chemin de traverse, puis j’oblique afin de passer derrière le cimetière pour gagner mon nouveau poste d’observation. Je m’accroupis au bord du fossé, me retourne et prends appui sur mes mains pour descendre en douceur. Mes pieds dérapent, j’atterris en vrac dans une flaque d’eau. Des buissons d’épineux me griffent au passage. Prudemment, je me relève, déplace du pied quelques pierres, monte dessus de façon à pouvoir regarder au ras de la chaussée ; bien qu’éloignée, je contrôle les trois accès possibles.

À minuit, je retiens mon souffle. J’entends la plainte habituelle du portail qui s’entrebâille sans intervention visible. M’a-t-on repérée ? L’immobilité et le silence renforcent l’obscurité. Après de longues minutes, j’abandonne et, courbée en deux, coupe par les jardins pour revenir par la route jusqu’à l’entrée du cimetière. Machinalement, je me dirige vers la petite chapelle. J’éclaire les marches puis l’autel. Sur sa surface en marbre grenat, deux vases bleu roi contiennent des fleurs artificielles aux couleurs passées, au centre s‘érige un crucifix en bois et métal. La tête du Christ se découpe sur la croix occitane. Mes deux livres servent de socle.

Stupéfaite, je tends une main tremblante pour les prendre. J’hésite. J’enfile les gants, déplace avec précautions le crucifix. Un papier dépasse des premières pages. « Pourriez-vous en apporter d’autres, régulièrement ? Et de grâce, ne fermez plus la porte, l’ouvrir nous demande trop d’efforts et compromet nos promenades nocturnes. » Hyppolite Hébrard. 

Je sors à reculons et fixe le fronton du petit édifice sur lequel deux « H » entrecroisés brillent sous la lune.