Une centenaire

D’un ton entre deux,  elle constatait à propos de sa belle-fille : « Elle est très famille. » Un mélange d’approbation, d’envie et de désaveu. Les exploits des rejetons d’un premier lit, tous remarquables, l’agaçaient. Invariablement, après chaque invitation elle déclarait : « Ils me témoignent de l’attention, mais je me barbe ! »

Dans un registre différent, elle affirmait d’un air entendu : « Elle aime le beau. » Ceci à propos d’une nappe ou d’un rideau,  impliquant le fait contestable qu’elle ne regardait pas à la dépense. Pourtant, la  beauté « déesse immortelle » dont parlait Baudelaire aurait grimacé devant la glace murale représentant des biches, les meubles en série et autres horreurs habituelles. Pire, le  portrait peint en Poulbot du petit-fils, un peu bizarre, aux yeux torves et inquiétants.

Pour conclure, elle précisait : « Je ne peux pas dire, elle est gentille avec moi, mais… »

Pour elle, la famille élargie comptait peu, quant aux proches… Ses enfants la négligeaient du moins par rapport à son attente et ses petits-enfants l’ignoraient.

Bien qu’ayant quitté l’école à douze ans et exercé un morne métier, elle ne manquait pas de vocabulaire, ni de finesse. Par ailleurs, elle tenait à se montrer sous son meilleur jour et souriante, surtout en présence d’inconnus.

En dépit de son âge avancé, elle se portait assez bien et réservait ses plaintes à ses proches : « Je vois de moins en moins, j’entends de moins en moins, pourquoi le Bon Dieu m’a-t-il oubliée? »

Dieu l’entendit et, une nuit dans sa cent deuxième années, l’étouffa.