Une étrange lumière
Le portail s’ouvrit lentement, une fois les deux battants écartés, une étrange lumière se répandit dans l’allée du parc qui menait au domaine : une sorte de sépia orangé. À gauche, dans la frondaison des arbres une lueur blanche : la lune ou un projecteur. Instinctivement, j’avais reculé de deux pas.
Je ne pouvais repartir : j’avais reçu une invitation pour un concert : « Sur vos lèvres, les cavatines », titre qui réunissait poésie et musique, amour et mort. L’heure tardive -enfin plus que tardive : minuit- m’avait perturbée, mais c’était tendance. Désormais, tout se passait la nuit : la nuit de la poésie, la nuit de la lecture, la nuit des arts, la nuit des musées… la nuit les chats ne sont plus gris, mais multicolores. Que deviennent les jours ? La jet set, attaché de presse, journaliste et autre médiasite cessent de se congratuler, ils cuvent. Déjà, à l’Assemblée nationale, les députés s’étaient emparés de la nuit à la suite des malfrats, des prostituées et des assassins.
Ces dernières réflexions ayant éveillé ma rage latente, je franchis d’un pas presque ferme le portail. Le fait qu’il se referme en grinçant me calma aussitôt. Le gravier gémissait, la lueur blafarde, hachée par les troncs des arbres, clignotait, la tonalité sépia orangé virait au brun sanguin. Je frissonnai.
Il y avait aussi cette odeur : une odeur de fougères fanées, une odeur de terre rouillée, l’odeur de cette couleur ! J’hésitai entre faire demi-tour en courant ou accélérer le pas pour interrompre la panique qui m’envahissait. J’aperçus la masse blanchâtre de la grande demeure dressée en haut d’un l’escalier évasé, bordé d’angelots écaillés et moussus.
Sous cette lumière, les angelots piqués de mousse noirâtre grimaçaient. Dans mon dos, la masse menaçante du parc pesait. Je gravis les marches jusqu’à la porte vitrée. Les petits carreaux renvoyaient des reflets de flammèches d’incendie. Je baissai la poignée froide et humide, poussai la lourde porte et pénétrai dans un espace habillé d’un bleu noir, un outremer, un outre-bleu qui métamorphosait le carrelage noir et blanc, à la façon de la « lumière noire ».
Dans le vaste hall, fauteuils et canapés recouverts de tissu de protection blanc tenaient leur rôle de fantômes dérisoires entourant un piano : un demi-queue noir qui exhibait ses touches noires et blanches virant au violet. Je heurtai une banquette et m’affalai sur ses coussins garnis de fourrure.
À l’instant même, le piano se mit à jouer : les touches s’enfonçaient ainsi que les pédales. Les notes emplirent vertigineusement tout l’espace et je reconnus cette musique.
Photo Marianne Grooteclaes
3 Comments
Marianne Grooteclaes février 27, 2019 - 16:45
Ma photo vous a plu mais sans le temps que vous lui avez accordé, sans votre imagination talentueuse et sans votre belle plume, elle serait restée « image ». Ici, vous lui ouvrez le portail et lui offrez une histoire et un univers : son histoire et son univers. En vrai, j’y étais et c’est bien moi qui l’ai vu ce portail mais depuis cet écrit, c’est à vous que j’emboîte le pas et grâce à vous que je frisonne à nouveau ! Je vous remercie. Marianne Grooteclaes
Jean-Bernard Gonzalez février 25, 2019 - 11:33
Bonjour Colette Tu connais le fantôme qui joue du piano ?Bises JB
arbouge février 25, 2019 - 14:04 – En réponse à : Jean-Bernard Gonzalez
J’ai une petite idée, à moins que le piano puisse jouer en solo. A chacun d’imaginer ou d’entendre la musique de son choix.