Avatars sous les Arcades : un Salon du Livre

Les écrivains circulaient dans les allées du Salon littéraire qui les accueillait ce jour-là. La plupart des auteurs s’étaient déjà rencontrés, certains même, plus rares, avaient lu les ouvrages de quelques confrères. Ils erraient d’un stand à l’autre pour passer le temps ou se rassurer sur la valeur intrinsèque de leur œuvre.

Lorsqu’ils étaient accompagnés, leurs acolytes espionnaient, cancanaient et, exceptionnellement, très exceptionnellement, achetaient.

Faute de savoir à qui il a affaire, le plumitif naïf présente et vante sa marchandise. Or, s’il s’agit des deux catégories citées ci-dessus, c’est encore plus inutile qu’avec les visiteurs normaux et, en prime, parfaitement ridicule !

Mais qui sont les visiteurs normaux, les  authentiques ? Selon les moments de la journée plusieurs espèces se profilent.

En fin de matinée, ceux qui regardent sans regarder sont des notables invités à l’inauguration du Salon. Quelques uns prendront la parole pour exprimer l’importance du livre et de la littérature, quelques autres poseront pour les photos de presse et tous honoreront dignement le buffet.

Les journalistes présents se tiennent à l’affut d’un l’homme public important, d’un notable notable ou, à défaut, d’une personnalité marquante et, en dernier ressort, d’un écrivain connu. Ils évitent les auteurs inconnus et, plus généralement, toute rencontre avec un livre qui aurait quelque accointance avec la littérature.

Plus tard, arrivent des individus qui feuillettent les pages d’un doigt désinvolte, avant de sortir un manuscrit de dessous le manteau. Obnubilés par eux-mêmes, ils ne s’interrogent jamais sur l’opportunité de démarcher la maison d’édition représentée par ces malheureux ouvrages qui frémissent d’impatience d’être lus ou, tout du moins, regardés et leur procréateur. D’autres quidams ne viennent pas pour parler d’un ouvrage potentiel mais de leur propre personne.

Certains ont basculé au-delà de ce besoin légitime et tiennent d’étranges propos, souvent répétitifs.

Ainsi au Festival de Malba, une petite femme brune rondelette s’était mêlée aux exposants qui attendaient l’ouverture des portes. «Je l’ai vue.» disait-elle à l’encan. «Qui donc ?» demanda un auteur suspicieux. «On ne me croit pas, mais elle était dans le car qui est passé et je l’ai vue, bien qu’elle soit morte et ce n’est pas la première fois.» Les auteurs s’écartèrent imperceptiblement. Par gentillesse, je lui demandais : «Mais de qui parlez-vous?» «De ma mère, j’ai fait faire le dossier mais on ne me croit pas, elle n’est pas comme avant, mais c’est elle ! Je viens dans tous les Salons, je regarde les livres et elle est dedans.» Les portes s’ouvrirent, je filai comme les autres en espérant qu’elle ne vienne pas poursuivre sa litanie sur mon stand, les lecteurs éventuels en profiteraient pour le contourner.

L’entrée des Salons étant le plus souvent gratuite, les esseulés, les dérangés sont nombreux et les auteurs, prisonniers de leur étal, leur sont livrés corps et livres. L’écrivain inconscient explique ce qu’il voulait écrire, ce que finalement il a écrit, ce que le lecteur… et, eux, tout à trac exhibent leur solitude, leurs interrogations, leurs souffrances, leur folie ! Le créatif remballe la sienne, s’efforçant de récupérer le livre pressuré par des mains moites et tremblantes.

Certains individus cassent les couvertures et tournent les pages en les cornant. Intentionnellement ?

Bien entendu, d’autres entrent pour examiner le lieu ou parce qu’il pleut ou qu’il fait froid, pour attendre un rendez-vous, par hasard, par erreur ou pour augmenter leur collection de signets et d’autographes collectés sur de petits bouts de papier.

D’autres hominidés sont curieux non de la «chose littéraire» mais des stars du stylo. Ils veulent savoir si celle qui porte de grands chapeaux et se nourrit de rognures et de fruits pourris a des pustules partout ; si les chemises blanches à col ouvert de l’écrivain philosophe sont aussi blanches qu’à la télévision, si sa femme blonde est une vraie blonde… Vous l’aurez compris, j’évoque là des Salons prestigieux, pas le petit Salon du tout début. Retournons-y.

 

Les personnes qui défilaient regardaient au-dessus de nos têtes. Dans nombre de Salons, les yeux cherchent le nom célèbre affiché, à défaut, le nom de l’éditeur garant du petit nouveau, fût-il chenu. Mais, en l’occurrence, les regards scrutaient les murs décorés par une exposition de tableaux.

Une écrivaine éblouie parlait d’un bel ensemble. Je grommelais : « C’est en effet homogène, du pur Croûtisme.» Le Croûtisme est un mouvement qui concerne de nombreux peintres qui ne se fréquentent pas, ignorent leurs ressemblances mais travaillent les mêmes motifs, avec la même pâte…

Comment vendre des ouvrages aux couvertures réalisées à partir d’œuvres d’artistes exigeants, s’interrogeant sans cesse sur leur démarche dans un tel environnement ? Comment, puisque le public et quelques exposants appréciaient ces horreurs ?

Ma voisine qui présentait des livres pour enfants joliment illustrés portait le même regard effaré sur l’accrochage et se jura bien de ne plus se compromettre en de tels lieux.

Au repas, je fus confrontée à une nouvelle situation. Une femme, retraitée, ayant écrit son premier livre pratiquait un arrivisme forcené qui me rappela la métamorphose d’un scribouillard qui lui aussi avait commis un premier livre : médiocre mais avec modestie. Par la suite, ayant été prolixe, il s’appuyait fièrement sur  trois livres du même tonneau, en roulant des stylos. D’antan, ses livres auraient été répertoriés comme «livres de gare» (l’équivalent littéraire du Croûtisme) ; en ce temps là, les passages à niveaux étaient manuels, les chefs de gare brandissaient leur drapeau et les kiosques étalaient de belles histoires « à l’eau de rose », de mauvais polards bien noirs, des romans d’espionnage fessus en couverture. Dorénavant, les gares proposent les mêmes ouvrages que les grandes surfaces et les librairies : ceux du  hit parade : « les plus lus du mois » ,  « les vus à la télé », ou ceux des personnalités politiques, sportives… et autres produits dérivés ».

Une exposante élégante, bronzée, vêtue de beige devisait avec émotion à propos de son livre : « Mon fils m’a incitée à l’écrire. C’est mon premier et j’ai bien failli y renoncer.» Les auteurs aussitôt attentifs se crispent légèrement : tous ont failli renoncer à écrire à un moment ou à un autre car tout livre est un voyage au bout de l’écrit dont on ne revient pas indemne. «D’autant que je l’avais uniquement sur le disque dur et que j’ai tout perdu !» Les auteurs s’agitent : c’est leur hantise. Perdre un manuscrit, se le faire voler, être plagié ou détruire l’unique fichier ou encore qu’il soit vérolé par un virus. Certains virus s’infiltrent sournoisement, déplacent subrepticement les mots, jonglent avec les phrases…

Les dangers sont extrêmes et les arcanes de leur cerveau prolifique sans cesse menacés: «Et alors ? » lâchent-ils d’un seul souffle. «J’ai recommencé, mais il y a des éléments que je n’ai pas pu reconstituer.» «Forcément !» «Évidemment !» «C’est fatal !» «Monstrueux !»… Nous frissonnions de terreur, avalions compulsivement notre salive. Quelques silhouettes s’étant profilées à la porte d’entrée, telle une volée de moineaux, chacun regagna son poste, prenant la pose qui sied à l’écrivain : le menton appuyé sur la main, le regard perdu dans le lointain, le stylo érigé prêt à griffonner quelques mots historiques.

Hélas, les silhouettes se volatilisèrent aussitôt. Je parcourais des yeux mes romans, mes recueils de nouvelles, mes poèmes rehaussés d’estampes, mes textes commentant des tableaux : une douzaine d’ouvrages, toute une vie d’écriture, un choix d’existence…

Encore émue par la terrible épreuve de notre nouvelle consœur, je les abandonnai pour me diriger vers son présentoir et contempler, dévotement, le livre qui avait failli ne pas voir le jour.

Il trônait sur son piédestal, son titre en lettres d’or brillait de mille feux :

«Soixante quatre recettes de cuisine facile».

 

 

N.B. Les Salons du Livre annoncés dans la rubrique « Actualités » ne sauraient ressembler à celui-ci.