Abbaye en 3D

Je  chargeais laborieusement sur mon ordinateur le site en 3D  d’une abbaye qui depuis le XIIe siècle avait connu maints bouleversements liés aux différents ordres religieux qui s’étaient succédé. La Révolution en avait fait une prison, vite transformée en entrepôt. Délaissée, elle fut dépecée, rachetée, réhabilitée, restaurée. Désormais, elle accueille des artistes résidents spécialisés en images de synthèse et animations diverses qui proposent une visite virtuelle du lieu.

Souhaitant contempler de beaux volumes, détailler des sculptures, entendre des chants grégoriens, je cliquai sur le plan d’ensemble en divers points : sans résultat. Finalement, je réussis – j’ignore comment- à pénétrer dans le transept de l’église. Un zoom me propulsa sur l’autel où un prêtre présentait l’hostie à une nef vide. Lors de l’élévation, il convient de se mettre debout mais il était exclu que je me lève devant un ordinateur qui, trop souvent, réduit en charpie ma patience. Alors que je méditais, l’officiant disparut dans des volutes d’encens généreusement répandues. Je toussais, tant la fumée était épaisse. Pour échapper à la suffocation, je cliquai sur une porte au fond de l’abside.

La porte pivota sur ses gonds, révélant un jardin à l’abandon. L’air y était frais. Sur le sol, un râteau rouillé aux dents cassées croisait un grand peigne en bois dont j’ignore l’usage. Des escargots avaient laissé leur bave brillante sur les manches. J’y déchiffrais un message, non pas un texte mais des signes comme dans un jeu de piste : je les suivis.

À mi-parcours, un chapiteau brisé invitait le promeneur à s’asseoir, mais les figurines grimaçantes qui l’ornaient semblaient sur le point de mordre les fesses de l’impudent qui se laisserait aller. Plus loin, accroché de guingois à un arbre, un ex-voto représentait un christ sinueux et ondulant ébouriffé par le pinceau de  Gérard Garouste. Derrière, un dédale plein de chicanes  me conduisit jusqu’à un mur de pierres gélives couvertes de lichen brunâtre appétissant comme un herpès. Une brique à alvéoles bouchait un trou. Anachronique, elle dépareillait l’ensemble tant par sa matière que par sa couleur.

Une ficelle pendait de l’un des orifices. Machinalement, je tirai dessus, un nœud la retint un instant, d’une secousse je la libérai. Des dents humaines jaunies et noirâtres y étaient attachées. Je lâchai la ficelle. Les dents en tombant tintèrent sur une gourde en métal à moitié enfoncée dans la terre. Je la dégageai puis, prudemment, la débouchai.

Aussitôt, le site fut aspiré à l’intérieur. Je sentis un souffle puissant m’attirer, mon visage percuta l’écran qui se fendit sous le choc, le plasma entra en fusion. Les gaz acides brouillaient ma vue, les électrons dansaient, les ions ricanaient. J’allais être absorbée par les circuits de l’ordinateur ou par l’abbaye ou par le passé… lorsqu’une saute de courant me permit de me dégager, je roulai sur le plancher pour arracher la prise du mur.

Extrait de Aléas p 106