Corto, le corbeau et moi

Corto Maltese n’ayant point apprécié la façon dont je lui ai faussé compagnie lors de notre récent voyage au Cap Vert, me proposa, un poil sarcastique, une nouvelle escapade. J’arguais que je n’avais pas la tenue adéquate pour l’accompagner dans des aventures échevelées et plus guère  les nerfs d’acier et les muscles souples de rigueur.

Il esquissa un petit geste désinvolte de la main.

– Seul le mental importe, quant à la tenue, tu trouveras tout ce qu’il faut dans ma garde robe.

Sa casquette, son pantalon blanc, sa vareuse bleue et rouge me semblaient peu en accord avec ma personnalité du moment. Il ouvrit alors une valise de voyage fort bien agencée : sur chaque cintre pendait un personnage.

– Choisis !

Ils étaient en latex et s’enfilaient comme une combinaison de plongée des orteils au sommet du crâne. Il y avait là un jeune asiatique, un pirate, un corbeau et une femme fatale. Sur un visage à l’ovale parfait, des sourcils très écartés conduisaient le regard à ses grands yeux clos aux cils  recourbés, son nez mutin, sa bouche pulpeuse-aguicheuse à souhait. Des cheveux noirs en bandeaux l’encadraient. À ses oreilles, se balançaient de grands anneaux doubles langoureux. Son cou gracieux gainé par une collerette noire ajoutait une touche de provocation à son apparence.

En frémissant, je me glissai dans sa peau et l’ajustai de mon mieux : elle avait une douzaine de centimètres de plus que moi. Je  repliai le bas de sa jupe moulante, ainsi que les manches qui finissaient en pointe sur les poignets.

Juchée sur des talons aiguilles de folie, j’exécutai quelques pas chancelants. Le fait de me déplacer les yeux fermés ne facilitait pas cette entreprise. Mes muscles faciaux ne parvenant pas à soulever les paupières, je les relevai, sans plus de façon, à l’aide de mes deux index et vis : dix fusils braqués sur moi !!!!!!!!!!

– Je vous prie de m’excuser, Messieurs, mais je ne suis pas celle que vous croyez.

– T’inquiète, tonitrua Corto qui, accroché à un filin, griffa l’espace jusqu’à moi, m’emportant d’un seul bras vers le toit en corniche le plus proche où le corbeau nous rejoignit.

– Ah toi de jouer Corbac ! lança désinvolte Corto.

Le corbeau gonfla son jabot et ses plumes pour que nous nous installions commodément sur son dos.

– Vous rendez-vous compte que votre improvisation me chasse dans le monde de l’imaginaire et que je ne pourrais plus en sortir ? Croassa Corbac visiblement de mauvaise humeur.

J’intervins :

– Écoutez, je vais vous laisser discuter tranquillement et…

(Trop tard.)

Photo prise lors de l’exposition sur Hugo Pratt – Gare d’Austerlitz (2017-2018)