L’instant présent

Assurément, l’instant présent doit être savouré, il convient même de se conforter dans cette délectation. Aussitôt, une petite voix pernicieuse me susurre « À quoi bon, il est si bref et son souvenir s’estompera : un vrai bon moment doit s’inscrire dans le temps non par la répétition, mais de façon pérenne et plus sûrement éternelle.» Aïe !

L’instant vécu comme fugitif perd de son éclat. Si je  me le rappelle, il se teinte de regret. Si je ne puis le vivre paisiblement au présent ni l’inscrire dans le futur, puis-je l’incruster dans le passé, voire le fabriquer et m’en souvenir avant qu’il ait eu lieu ? Ou encore, extirper de mon passé des instants heureux engrangés et les revivre sans mélancolie ?

Vivre, se sentir vivre devrait être évident. Sans doute est-ce un fait tangible pour certains, pour la plupart. Toutefois, je connais trois personnes qui se confrontèrent à la dé-réalité du monde biffant, de fait, le présent : Freud, Claude Lanzmann (avant de rencontrer son lièvre en Patagonie) et moi-même.

Pour ma part, je déplore absolument d’être ainsi constituée, de même que je regrette de m’être obstinée à ralentir le temps — en vain ! J’ai même aggravé le problème en consacrant ma vie à l’écriture, car elle l’a escamotée irrémédiablement, ensevelissant sous les mots des décennies entières.

Si je vendais, non pas mon âme au diable, mais mes livres, me rendrait-il ces années ? Le contacter d’urgence.

Copie par K. Weyher du diable du Pont Valentré (46)