Pieds nus

Une fois installée sur le banc du voilier, son regard tomba sur les pieds nus de Bernard. Un frisson de dégoût l’a parcourue. Elle releva vivement les yeux. Pourquoi cette répugnance ? Avec prudence, palier par palier, elle abaissa de nouveau son regard. Les pieds de petite taille aux orteils légèrement écartés évoquaient des petons d’enfant alors que l’homme l’a dominée d’une tête. Un coup d’œil sur la main gauche qui tenait le cordage confirma l’aspect gracile entretenant une indéniable parenté avec les pieds, sans pour autant provoquer de répulsion. Les pieds étaient-ils véritablement repoussants ou obscènes ? Elle observa les siens : lourds, quelconques, plus grands que ceux que son voisin qui, tête dressée vers la voile, arborait un visage rond parsemé de taches de rousseur, encadré de cheveux bouclés châtain clair. Son corps offrait aussi des courbes tout en douceur sous une peau laiteuse : une sorte de putto, néanmoins auréolé d’une réputation de séducteur.

Habituellement, sa tenue élégante, mais décontractée s’harmonisait par ses tons bruns et beiges à sa chevelure. Il se déplaçait de façon à la fois virevoltant et dense. Ses mains petites presque potelées s’attardaient toujours sur une épaule, une nuque. À ce contact, elle se raidissait, mais comment s’offenser d’effleurements anodins, bien que caressants. Sur d’autres zones, elle aurait pu le remettre à sa place. Attouchements envahissants, agaçants, empreints d’un relent de propriété sinon réelle du moins possible.

Un jour, elle l’avait entendu relater avec une compassion suspecte l’après-midi déplaisant que sa fille, une adolescente proche de l’enfance, venait de vivre avec deux copains très entreprenants auxquels elle n’avait sans doute pas osé dire non… La gamine l’écoutait parler de trio sans réagir. Ce récit complaisant lui semblait un nouvel abus à l’égard de la jeune fille.

Elle s’était réjouie de cette promenade en voilier, mais elle se sentait prisonnière dans cet espace réduit et contrainte puisque, ignorant tout de la navigation, elle dépendait des deux hommes qui manœuvraient l’embarcation. Elle se leva et tituba jusqu’à la poupe pour scruter les remous mousseux. Le cliquetis incessant de la voilure l’irritait. « Attention ! » Elle se baissa juste à temps pour ne pas prendre la bôme sur le crâne. Mieux valait s’asseoir et se faire oublier.

Ils se trouvaient à égale distance de la côte et de l’île. Bernard après quelques réglages la rejoignit. Il lui caressa la joue d’un revers de main, elle s’écarta. Il lui sourit et s’approcha davantage. Elle se leva pour s’éloigner. Il jeta un œil vers l’homme qui tenait la barre, celui-ci regardait fixement l’île où ils devaient aborder. Bernard se pencha pour l’embrasser, elle s’esquiva, il perdit l’équilibre et tomba par-dessus bord. Ahurie, elle se retourna, mais ne vit rien. Elle pensa d’abord qu’il s’était accroché au flan du navire, puis traversa le pont supposant qu’il avait nagé sous la coque, mais elle ne le vit toujours pas, ni dans le sillage du bateau. C’était inconcevable. Elle cria à l’homme : « Il est tombé à l’eau. » L’homme bloqua la barre et accourut. Elle désigna le bord, tout en regardant s’il n’était pas plutôt monté dans la voilure. L’homme se précipita dans la cabine, prit des jumelles, appela : « Ohé ! Ohé ! » Après quoi, il vira de bord pour revenir en arrière.

C’est la première et la dernière fois qu’elle vit les vilains pieds de Bernard.

Sculpture Pascal Bas