Tranquille

Il pêchait tranquillement dans la petite rivière, quand soudain l’eau s’arrêta de couler. Le bouchon s’immobilisa, légèrement incliné vers l’aval. L’eau comme un miroir emprisonnait les reflets des rives et des arbres. À contre ciel, leurs feuilles se figeaient dans la lumière : plus le moindre souffle, plus le moindre frémissement. Bastien balaya du regard la terre et le ciel, l’amont et l’aval. Nul clapotis, nul pépiement d’oiseau, nul crissement d’insecte, seule sa respiration ténue inquiétait le silence. Une avalanche impose le silence aux bêtes, mais pas aux éléments !

Bastien posa lentement sa canne à pêche au sol, pivota sur ses pieds pour voir si dans son dos le monde continuait sa ronde. De ce côté-là aussi tout semblait bloqué. Il envisagea de rassembler ses affaires et de partir à toutes jambes. Tout en surveillant les alentours, il s’accroupit pour ramasser sa gaule qui resta fichée au sol. Il supposa que sa besace et son siège se trouvaient tout autant collés. D’une main nerveuse il  essuya son front moite, tout son corps tremblait. Avec circonspection, il se retourna  et déplaça un pied après l’autre sans difficulté. Néanmoins, il constata qu’il empruntait une diagonale s’élevant imperceptiblement au-dessus de la rive comme si les dimensions n’étaient plus les mêmes. Il sortit son téléphone : appeler, savoir si ailleurs tout demeurait comme avant… Ses doigts appuyaient sur les icônes et les touches sans rien enclencher. Il reprit sa marche vacillante.

Indéniablement, il montait sur une sorte de pan incliné. Logiquement, il devrait atteindre les frondaisons des arbres, mais la rive verdoyante s’aplanissait au fur et à mesure de sa progression.

S’éloigner le plus rapidement possible pour ne pas être englué, mais cette direction extravagante l’égarait. Si l’univers reprenait vie, Bastien s’écraserait au sol ! Apercevant le toit d’un moulin, il s’égosilla dans un long appel – muet ! Il plaqua son pouce et son médium de chaque côté de son cou et hurla de nouveau. Il sentait les vibrations de l’air dans sa gorge, mais le son émis ne retentissait pas. La panique le saisit, il partit en courant. Malgré la vélocité de ses jambes, il demeurait sur place. Découragé, il se laissa tomber à terre. Une forte envie de pleurer l’étreignait, mais il n’en avait pas l’habitude. Il aurait aimé prier, mais là encore… Il voulait vivre : il aimait la nature, le concret, les choses simples, le contact avec les objets qu’il caressait toujours un peu au passage. Il appréciait de respirer, de marcher, de parler.

Machinalement, il  malaxait ses mains et mordillait ses lèvres. Celles-ci murmurèrent : « raisonnons ». Supposons qu’à force de contempler les miroitements de l’eau tu te sois endormi et que ceci ne soit qu’un rêve ou plutôt un cauchemar. Sauf qu’il se grattait le menton, l’oreille et le poignet jusqu’au sang, en outre ses yeux surveillaient son corps recroquevillé et ce qui restait du paysage jadis apaisant et lumineux.

Autre hypothèse : il était mort. Certes il respirait, il voyait, il bougeait, mais à peine et sans effet sur l’environnement. Nul ne sait à quoi ressemble la mort et cette diagonale ascensionnelle constituait peut-être une première étape vers l’au-delà. Il ouvrit la bouche pour protester ou quelque chose d’approchant. Mieux vaut repartir d’où je viens, recommencer tranquillement à pêcher : reprendre le fil du temps, le fil de l’eau.

Il revint sur ses pas, mais était-ce bien le même chemin ? L’espace modifiait sa densité, les couleurs s’altéraient. Il vociféra et injuria le silence, puis se baissa pour ramasser des cailloux pour  les jeter violemment, mais ils s’incrustaient dans le sol : même le petit Poucet était moins démuni que lui.

Il rejoignit le bord de la rivière toujours inerte. Il chercha des yeux sa place, se trouvait-elle plus en amont ? Il remonta la rive, crut reconnaître un rocher, un arbre. Il aurait déjà dû rejoindre son point de départ, à moins d’avoir sous-évalué le trajet précédent. Il repartit en sens inverse. Il avait chaud, soif, alors qu’il côtoyait cette eau qui en automne tourbillonnait impétueusement. Les falaises se dressaient, témoins de sa puissance d’origine.

Bastien se pencha sur la surface. Sous la transparence de l’eau de longues herbes qui peut-être bougeaient furtivement, il crut aussi apercevoir des bulles accrochées à la mousse des galets. Aucune image du ciel ni de lui ! Pauvre Narcisse sans même un reflet pour attester son existence. Toucher de la main cette eau ou du moins cette surface le tentait, tout en redoutant d’être entraîné dans un autre univers… À sa connaissance, aucune fée ne vivait dans cette rivière, contrairement à l’Ouysse. Une fée, c’est tout simple : elle propose trois vœux, il suffit de bien choisir et le tour est joué. Ou bien, une mégère jalouse envoûta une jeune fille, la venue d’un jeune homme résout le problème, puisque célibataire, il acceptait de se sacrifier pour que tout recommence : le mouvement, les oiseaux, le temps, les heures du jour, la vie.

Il poursuivit son avancée. Enfin, il aperçut son matériel. S’asseoir, ouvrir la besace pour prendre la gourde. Il exécutait chaque geste avec componction, redoutant à chaque instant un drame. Il but et l’eau s’écoula dans son gosier sans faire d’histoire. Rassuré, il parla au ru. Que se passe-t-il ?  Comment c’était, quand tant de moulins s’activaient sur ton cours ? Tu n’es plus qu’un ruisseau ! Gare ! Les rivières n’aiment pas les moqueries, leur courroux emporte comme fétu de paille animal, arbre, homme, maison.

Bastien effleura du bout des doigts sa canne à pêche qui vibra. Il glissa ses doigts dessous, la souleva en la tenant à deux mains. Il surveillait le bouchon toujours incliné, immobile. Il redressa la canne, le fil se tendit. Il prit une grande inspiration, posa ses deux pieds bien à plat comme pour sortir Moby dick des flots. Il la hissa encore, le bouchon reprit la verticale. Il se redressa, haussa la canne, le bouchon suivit, il continua centimètre par centimètre, le sommet de l’hameçon apparut et ce qui y était accroché. De sa bouche grande ouverte, une clameur éclata se répercutant en échos sur les roches.

La rivière reprit tranquillement son cheminement.

Texte né d’un concours imposant le début de la première phrase jusqu’à « soudain »