Muse & Cie

Un artiste me confia qu’il créait uniquement pour l’amour d’une personne. Comment le vivait-elle ? Touchée, impressionnée, valorisée ou encombrée par cette responsabilité à partager avec les muses ?

Sa première inspiratrice se consacrait à faire bouillir la marmite et à élever les enfants. La deuxième exerçait dans un domaine artistique : soutien matériel et possibilités de débouchés. Célébrité, projecteurs, paillettes éblouirent la troisième. Pour les suivantes, je ne sais.

Quoi qu’il en soit, vivre avec un artiste se révèle périlleux : aux angoisses existentielles basiques, s’ajoutent les affres de la créativité ou de la non-créativité.

Créer est une chose, le faire savoir et le faire valoir deux autres. De plus, être sans cesse confronté à l’indifférence ou au rejet de ceux en place et, parfois, à son propre doute laminent.

Si reconnaissance et notoriété adviennent, il convient d’adhérer à son image et de durer, de résister aux chausse-trappes, de dissimuler incertitudes et faiblesses.

À l’inverse de cet artiste, j’ai créé malgré mes proches, sans y puiser un surcroît de motivation, une partie de mon énergie s’effrita sur ce premier écueil. Les parents dissuadent leur enfant de s’engager dans pareille aventure, c’est leur rôle. Par contre, les réserves de la compagne ou du compagnon paraissent plus suspectes. Crainte du délaissement (créer prend du temps et des forces), jalousie par rapport aux nouveaux contacts, envie si ambition similaire et inconfort financier. En cas d’échec : doute, commisération, pitié, mépris s’installent.

Même si un artiste crée, in fine, pour autrui, la solitude s’impose. Certes, rien ne l’oblige à se mettre dans une telle situation, sauf qu’il ne peut agir autrement. Acte essentiel qui apaise, mais doit se poursuivre inexorablement.

Parmi les créateurs, le risque suicidaire est très élevé, surtout en l’absence de reconnaissance. Et dans le cas contraire, il devra sans cesse se dépasser : une pression redoutable.

Je crée donc je suis, pense l’artiste, a contrario, si je ne crée pas, je ne suis pas. Il ne s’accorde aucun répit ou rarement et avec mauvaise conscience. Une journée ne peut se dérouler tranquillement, banalement, gentiment : lire un journal, pratiquer une activité sportive, discuter, se promener, regarder un film, téléphoner à un ami, caresser son chat… L’emploi du temps du commun des mortels n’est toléré qu’un jour ou deux. Ensuite, retrousser ses manches, affûter ses neurones, aviver ses tripes : créer !

Quoi ? Tout dépend. Pour ma part, mon domaine concerne les mots. Il convient de les assembler dans des structures pour construire des histoires sous des formes variées. Mais pourquoi jeter un ouvrage de plus dans une marée d’œuvres qui trouvent de moins en moins de lecteurs ? Qui plus est, je ne veux pas uniquement écrire un bouquin, je veux écrire un livre essentiel. Ce qui convoque de nombreux paramètres.

Bref, dans un premier temps, concevoir et réaliser un livre en tous points remarquables prendra plusieurs mois, voire des années, puis le soumettre aux éditeurs qui en reçoivent des tonnes chaque jour. Si par miracle, il retient l’attention et se trouve publié, distribution et diffusion efficaces s’imposent. Ce qui implique une conjoncture favorable, une attachée de presse battante, des journalistes intéressés ou achetables. Alors seulement, le lecteur potentiel se transformera, peut-être, en lecteur effectif (en fonction du titre, de la couverture, du prix…) Comment recevra-t-il l’ouvrage ? Lire, comprendre, ressentir, se souvenir… Un lecteur exceptionnel, improbable dont j’ignore tout !

En outre, un lecteur, c’est un peu juste pour asseoir une renommée, assurer des bénéfices à l’éditeur et aux intermédiaires… Enfin, ce lecteur potentiel devenu réel doit demeurer fidèle pour soutenir le prochain livre qui n’existe pas encore.

Dans ces conditions, comment un écrivain sensé peut-il s’obstiner à écrire ? Et s’il est fou, à quoi bon s’attarder sur son cas sauf pour un thérapeute en quête de patients ?

Photo à partir d’un collage de la Reine du Danemark