Tirer les rois

Dans l’enfance, le « je » n’est pas évident. Elle ressentit cette difficulté en participant à un goûter où « l’on tirait les rois ». L’atmosphère feutrée et chaleureuse de cette maison l’étonnait grandement : tapis, livres, tableaux.  Le petit garçon du lieu, habillé de tweed écossais et de velours, possédait des jouets extraordinaires. Autant de détails surprenants pour les gamins de ce quartier populaire. Le garçonnet tourna le dos à la table  rutilante pour attribuer à chacun la part désignée par une main élégante maniant avec grâce la pelle en argent.

Ce rituel dont elle ignorait tout la troublait : c’était à la fois affirmer l’existence de chacun et distribuer le hasard, distinguer le « je » afin que ce « je » se transforme, en vertu de la fève, en un « nous »  royal symbolisé par la couronne.

Elle estimait participer à une initiation, pensant vaguement que, par la suite,  chaque acte de la vie se pratiquerait ainsi. Méconnaissant les usages, elle grignotait sa part avec circonspection craignant de découvrir la fève. Ce  fut le cas. Que faire ? Quelle règle observer ?

Elle l’avala.

La déshistoire – Roman
extrait p 73