Témoignage d’enseignant 2006

J’ai été pris en otage à 10 h 09. Je distribuais un document lorsqu’une étudiante m’interpela :  Arrêtez, ce n’est pas le moment ! Interloqué, je m’immobilisais. De fait, nous avions encore une minute avant la reprise, mais le sujet étant long à traiter, il n’y avait pas de temps à perdre. Je repris la distribution. Mise en fureur, elle enchaîna :  Si je vous vois dans la rue, je vous calcule même pas. Est-ce que vous chiez le matin ? On dirait pas,  nous on va vous faire chier ! Visage fin, corps  gracieux, elle est vêtue avec recherche : pendants d’oreille bleu assortis aux chaussures.

Je recule prudemment vers mon bureau quand la Grande Redouble fonce sur moi en brandissant le contrôle rendu :

– C’est quoi ce 2 ?

– Je vous l’ai indiqué, c’est lié à un manque de logique qui…

Elle me jette la feuille au visage et part en vociférant :

–  Vous notez à la tête du client !

– De quels clients parlez-vous ?  L’an passé ne vous ai-je pas soutenue pour le passage ?

– Ça n’a rien à voir, vous mélangez tout !

Dieuleveu se réveille. Elle se mouche longuement, bruyamment, éternue, renonce pour cette fois à tomber en catalepsie et lance son premier « Si Dieu le veut. » Pressentant ma mise à mort prochaine, elle rameute d’autres harpies. La salle dégouline de hargne et de haine.

Faisant comme si de rien n’était, je range quelques dossiers et reprends le devoir qui a échoué sur le bureau afin d’ajouter à côté de la note contestée : « Le 16 à l’oral, était-ce à la tête du client ?» Me déplaçant le long du mur, je dépose délicatement la feuille sur la table de la contestataire et regagne ma barricade.

Quelques individus ont renversé le contenu de ma sacoche et s’emparent de mon carnet d’adresses et de mes clefs. C’est alors que je constate la présence de la Grande Redouble à mes côtés. Elle me domine d’une bonne tête. Je suppose que consciente de son injustice et de la gravité de son accusation, elle veut s’excuser :

– Qu’est-ce que ça veut dire ? Vous ne croyez tout de même pas que vous allez vous en tirer comme ça ?

Je le crois de moins en moins. À la première algarade, j’aurais dû partir bien que le règlement l’interdise puisque tout professeur est responsable de sa classe, de la salle, du matériel et qu’il est dépositaire des valeurs de la République, de la laïcité, chargé de l’insertion, de l’intégration, de l’éducation et, accessoirement, d’une formation à transmettre par le biais de données cognitives mesurées en compétences : capacités, savoir faire, savoir être, savoir faire faire… Le tout en fonction de référentiels concoctés par de doctes personnes : Inspecteurs, Entrepreneurs (pour l’enseignement technique), Professeurs émérites, le tout validé par un Ministre. La bonne marche de l’établissement étant confiée, sous le contrôle d’un Recteur, à un Proviseur, un Proviseur Adjoint, un Inspecteur Général, des Inspecteurs Pédagogiques, des équipes d’enseignants, un cahier de textes et j’en oublie, qu’on veuille bien me pardonner.

Les derniers entrés me barrent la porte en ricanant. La Grand Redouble soutenue par quelques hystériques poursuit un discours qui semble appris :

–  Il faut vous remettre en question !

– Tout éducateur s’interroge toujours sur la meilleure façon de procéder pour être le plus efficace possible, c’est ce que l’on appelle la pédagogie et la didactique.

Son mépris colossal se répand aussi visqueux que le chewing-gum que j’aperçois entre ses amygdales.

Un proverbe africain me revient en mémoire  « Il faut tout un village pour élever un enfant».  À défaut, j’argumente. Bien que n’écoutant pas, elle a réponse à tout avec une mauvaise foi totale et une férocité affutée. Les autres, goguenardes, comptent les points, éructant crachats et insultes. J’abandonne :

– Allez au diable !

– Vous aussi !

– Volontiers, je le crois plus fréquentable que vous !

Le groupe des ricaneuses s’avance menaçant :

– On ne va pas laisser passer ça !

Il y a là, Pitbull et Herpès. Je suis encerclé. Elles me ficellent avec les cordons des ordinateurs. À ce moment, une collègue ouvre la porte, elle dépose un gros sac de bonbons : « Elles sont tellement mignonnes. » susurre-t-elle. Je m’efforce d’attirer son attention sur les liens de mes mains et de mes pieds. J’ai déjà eu l’occasion, lors d’un conseil de classe, d’exprimer mes réserves quant à leur gentillesse, rappelant les propos injurieux de Nullette. « Certes, leur vocabulaire n’est pas parfait mais leur syntaxe s’améliore. » J’ai précisé que le problème n’était pas tant leur lexique que l’attitude de refus, de rejet, de mépris, une violence de chaque instant en particulier dans le non-dit, dans le paralangage. Encore que les deux leaders se vantent d’avoir « cramé » un professeur l’an passé. Ma collègue m’a écouté la tête légèrement inclinée et a conclu suavement : « La douceur est le seul remède. » Aujourd’hui, elle referme la porte avec beaucoup de discrétion tout en murmurant : « Bonne continuation. »

Les éducables ont saisi la disquette d’enregistrement de notes « Nota Bene » et l’ont introduite dans ma bouche pour me réduire au silence, après avoir collé leurs chewing-gum sur mes paupières et dans mes oreilles. La sonnerie retentit. Elles partent en toute hâte vers leurs voitures. Des palpitations martèlent ma poitrine.

– Attendez-moi les filles, j’vais pisser, lance celle qui vient de l’école privée.

– Dépêche ! Réplique l’école publique.

– Hé dis, c’est quoi c’te meuf qui ferme pas la porte des chiottes ?

L’une après l’autre, elles quittent la salle sur des cothurnes qui martèlent le sol ou en poussant des baskets soigneusement délacés, tout en tortillant leur ombilic percé et tatoué.

Je réussis à limer mes liens avec le verre du rétroprojecteur que j’ai pu renverser, j’enlève la disquette de mes joues qui en demeurent distendues et gagne le parking en boitillant : le ligotage ayant meurtri mes chevilles et les avanies disloqué mon moral.

Les quatre pneus de mon véhicule sont crevés, la carrosserie balafrée : pour cette fois, je m’en tire bien.

J’ai fait un rapport qui n’eut aucun effet.

N.B. Tous les dialogues rapportés sont rigoureusement exacts. L’attaque au rétro légèrement caricaturale.

Extrait de « Ricochets » (2008)